Prof. Dr. Alexandre Marius Baron Dées De Sterio
Celui qui porte un nom de famille aristocratique et qui l’utilise en entier, se voit toujours soupçonné par le roturier normal qu’un être exceptionnel se cacherait derrière la particule. Plus de 200 ans après la Révolution Française, l’Homme moyen ne s’est pas encore défait de cette sensation d’exclusivité dont il affuble l’aristocrate, de cette sorte de mélange entre respect et légère crainte qui lui serre la gorge quand il rencontre quelqu’un qui croit appartenir à un autre monde, un monde à part, un monde qui éveille en lui le luxe et la luxure d’une part, le moralisme suranné et désuet d’autre part.
Il apparaît ici la différence de l’être et le paraître : l’on n’est socialement que ce que les autres pensent. Peu importe que l’aristocrate défende personnellement des valeurs aussi républicaines que la liberté, l’égalité et la fraternité : l’on le considèrera comme une lubie de sa part, une marotte gentille à ne pas prendre trop au sérieux. Quoiqu’il en soit, à la noblesse reste attachée cette aura de luxe voire de luxure qui fait rêver les midinettes et fait vivre toute une presse à grand tirage.
Tout comme la grande bourgeoisie singeait et singe des manières qu’elle croit aristocratiques, la moyenne bourgeoisie singe la grande, la petite la moyenne et les classes ouvrières ne voient de plus en plus son salut que dans l’imitation des codes de la petite bourgeoisie. Cette cascade d’imitation semble à première vue emprunt d’un ridicule inégalable car mêmes si les imités respectifs s’en défendent de vivre la vie que l’imaginaire collectif leur octroi, il n’en n’est pas moins vrai qu’elle a des répercussions sociales, sociologiques, voire économiques réelles.
« Au Club pour hommes G., on peut littéralement nager dans le luxe et le bien être… des alcôves intimes facilitent les premiers contacts avec nos jeunes et ravissantes hôtesses… quelqu’il soit les agréments, l’ambiance que puisse vous offrir le bar ou le restaurant…ils ne sont que préludes à des plaisirs plus enivrants qui vous attendent dans votre boudoir privé… des chambres fantastiques : un tel luxe est inégalable, le lit rond est princier la baignoire toute aussi ronde est vaste… le miroir…au dessus du lit…c’est dans ce cadre exquis au coloris pastels que vous et votre amie ou vos amies trouverez l’ambiance idéale pour une détente complète en toute liberté. » (Extrait d’un dépliant pour maison close, Amsterdam, 1962).
Luxe, luxure et luxuriance : ces illusions d’opulence sont procurées dans le domaine sexuel – pour quelques moments et contre monnaie sonnante et trébuchante – à ceux qui le désirent par des professionnelles expertes. Les richesses superflues, l’inutile et le couteux se mettent – ne fut ce que pour un laps de temps déterminé – au service d’une recherche hors des règles communément admises de plaisirs sexuels luxuriants, baroques, exubérants tels qu’on imagine qu’ils ont eu cours dans les lits « princiers ».
Le luxe démocratisé envahit notre société : rien n’est plus assez luxueux ! Même la langue courante s’y met : l’on ne possède plus une piaule, une garçonnière à Paris, non, on vit dans un « flat ».
Dans un hôtel, il devient presqu’impossible de réserver une simple chambre, car, selon les prescriptions des prospectus richement illustrés, elle se présente comme « élégante, distinguée, catégorie de luxe », « an oasis of luxury… in the only true luxury hotel » (O.H ., 1990).
L’on n’achète plus un costume qui plait, l’on se procure « des vêtements haut de gamme commercialisés par de grands couturiers aux marques prestigieuses auxquels on a conféré « une touche parisienne » à la mode, raffinée et sophistiquée (extraits mélangés s’un article sur l’industrie de vêtement : ligne de produits parisiens pour élégantes japonaises, P.A . Lambert, Tageblatt, L, 22-XVII-1992).
Ou s’arrêtera l’inflation du langage ? Peut-on être plus superlatif que superlatif ? Et pourtant, il y a une raison toute simple à cette recherche démesurée du luxe : le confort.
Il ne faut point oublier que le luxe d’hier a créé des retombées dans notre vie courante et banale que nous ne ressentissions plus comme du luxe, mais comme des éléments du confort : Il fut une époque ou les fenêtres en verre furent un luxe, tout comme le furent moult objet de la vie courante – de la fourchette en passant par le stylographe à encre jusqu’à l’ordinateur portable ou le fax. Le luxe fut donc souvent l’initiateur d’objets de bons gouts passés sans transition dans l’usage courant et dont les applications coutumières pour nous résultent du besoin de confort généralisé.
L’on a qu’à penser – dans un domaine différent – à l’amélioration de l’hygiène corporelle : le bain unique familial du samedi soir a été remplacé par une douche ou le bain quotidien, la consommation de savons et de produits cosmétiques augmente constamment. Il est devenu loisible à tout un chacun de nos jours de participer au ci-devant luxe et nous ne nous en privons point.
Il n’ y a qu’à regarder l’offre délirante de produits alimentaires les plus raffinés venant des contrées les plus lointaines et exotiques et qui sont disponibles en toute saison afin de réaliser les progrès faits en ce seul domaine en quelques siècles, voire en quelques décennies. Le sel et le poivre furent encore avant la Révolution Française des denrées extrêmement chères, accessibles aux seuls français friands de luxe et de sensations fortes. Quelle évolution pour les gens de l’hémisphère boréal qui surent mettre à profit l’industrialisation et la colonisation.
Et le luxe se vulgarisera : les lois économiques du capitalisme libéral firent que de plus en plus de marchandises furent produites pour de plus en plus de gens : la quantité les rendait accessibles à tous.
Il en fut de même avec la luxure : elle se démocratisa et aux orgies des potentats baroques voire des cours princières et royales succédaient des One-Two-Two (maison close située 122, rue de Provence à Paris et fameuse entre-les-Deux-guerres), puis les call-girls de luxe bien sûr, puis tout simplement les messageries érotiques sur minitel.
La luxure du luxe se réfugia et se réfugie encore dans le kitsch et la pacotille : le vrai connaisseur commence à apprécier le luxe du simple, du dépouillé, du net, du fonctionnel.
Mais en ces temps post-modernes et post-soixante-huitards, il fallut bien qu’il soit aménagé : nous sommes dans l’ère du « nouveau », du « light », du « soft » : « nouvelle cuisine, nouveaux philosophes, nouveaux historiens, et j’en passe. Le luxe consistait à déguster une sardine grillée avec une feuille de salade verte et une olive noire avec une trentaine de grains de caviar « Beluga » assaisonnés avec de la noix de coco fraîche dans un restaurant « design » dans un centre- ville « design ». un centre-ville enfin débarrassé de ces ploucs barbares qui allaient boire leur kilo de vin rouge dans un bistrot et non pas siroter trois verres de dégustation (à 10 cl) d’un vin tout aussi simple, mais « déniché chez un propriétaire-récoltant qui vinifie de façon naturelle », dans un « wine-bar », débarrassé aussi de ces animaux bipèdes et mammifères qui ne se gênaient pas de préférer la « vieille cuisine » dite traditionnelle dégoulinante de graisse, consistante et inondée de sauces lourdes.
Le luxe consistait alors à errer en une ville d’où les clochards avaient disparu, tout comme d’ailleurs une grande partie de la population autochtone, tous deux faisant partie de la faune nuisible au plaisir esthétique des places vides, des arbres en post, des sculptures dites artistiques intégrées dans le « mobilier urbain », des façades en simili-postmoderne et des cars de police surveillant les « junkies » de la banlieue, les deux extrêmes détonnant d’une société que l’on veut propre, policé et « clean ». l’on redécouvrit alors les galeries commerçantes, lieux à la fois de passage et d’isolement du monde environnant.
Cependant, les « kids », au grand dam de leurs parents, se divisèrent en deux groupes : les adeptes du « fast » et du « junk-food » qui allait souvent de pair avec un penser-prêt-à-porter, et les adeptes du « naturel ». L’écologie, les produits naturels, la Nature redécouverte, « peace and love ».
Et l’on arrive dans notre société postmoderne à ce paradoxe tout-à-fait étonnant – et, ne semble-t-il -étrange si l’on considère la logique de production de la plus-value dans le système capitaliste : plus un produit est manipulé, plus il est bon marché, plus il est naturel, plus il est cher ! Un litre de lait cru, n’ayant subi aucune manipulation, vaut plus cher qu’un litre de lait pasteurisé, écrémé, surchauffé, stérilisé etc. La carotte qui a fait tout bêtement son devoir de carotte, c’est-à-dire de pousser normalement dans un champ ou dans un jardin, vaut plus cher que la carotte hyper-soignée, chauffée dans les serres, nourrie aux engrais, protégée par des pesticides, conservée par irradiation, bref : belle, rouge-carotte et droite.
L’on pourrait en citer encore des centaines d’autres exemples, mais un seul suffira : le veau. Tout ce qui est naturel, donc normal et normalement produit, est cher et rentre dans la catégorie du luxe. Le luxe du simple, du naturel et de l’écologique : où vont donc se nicher les paradoxes ? – le luxe (selon la définition du « lexis – dictionnaire de la langue française, Larousse 1992) étant un « état de ce qui est caractérisé par des richesses superflues, usage de biens coûteux et superflus ; objet coûteux et superflu ; profusion, abondance ». Par quelles voies mystérieuses la carotte, le veau, le poulet, le lait et la salade naturels sont-ils rentrés dans la catégorie d’objets de luxe coûteux et superflus, alors que le mode de production en est simple et que la luxuriance, l’abondance des produits manipulés pose des casse-têtes aux ministres de l’agriculture ?
Force nous est de constater : la notion de luxe est en train de se déplacer des grands produits dits de luxe tels parfum, haute couture, cosmétiques, champagne vers le « simple », l’écologique ! Ceci est vrai certainement pour la consommation intérieure non seulement en France – pays classique des produits de luxe – mais aussi certainement pour celle de la majorité des pays hautement industrialisés d’Europe.
Certaines Universités françaises ont créé des formations de troisième cycle : DESS – Gestion des industries du luxe et des Métiers d’Art, afin de mieux vendre le luxe français à l’étranger. Elles travaillent en collaboration avec le « Comité Colbert » qui regroupe plus de soixante-dix grandes maisons de luxe françaises dont les produits allient la « beauté » – malheureusement trop souvent celle du moment à la qualité de la création et de la production. Il est vrai que ces produits qui vont des meubles et d’objets d’artisanat d’art en passante par la haute Couture, les cosmétiques, les parfum et alia et finissant par les breuvages exquis, tels que vins et champagnes, méritent promotion ; de surcroît qu’ils représentent une part non négligeable à l’exportation.
Le luxe : un changement postmoderne vers le simple se fait sentir dans la société intérieure.
La luxure : elle est en train de devenir la victime de la peur du SIDA. Une constatation, valable en ce domaine : plus nous nous affirmons dans cette Société détachée de valeurs désuètes et obsolètes, plus nous revenons vers des comportements simples dans notre quotidienneté. Où est le comportement sexuel libéré et libre d’antan ?
Si le symbole de la luxure – simple – devient le préservatif, le symbole du luxe – simple – pourra bien être la carotte écologique tordue et biscornue.
Mais si le vrai luxe de notre époque consistait en la redécouverte du temps, du temps luxuriant, à profusion, et qui permet à tout à chacun de devenir ce qu’il fut dans les temps immémoriaux : un Homme libre, libre pour si et pour les autres, libre de contraintes, libre pour les activités intellectuelles, culturelles et artistiques ?
Le temps libre et librement disponible – serait-il le vrai, le seul, le réel luxe de nos temps ?